La grappe de raisin et le prisonnier

« Livre 3: Notre vécu en Algérie »

(extraits)


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Nous étions à l’automne 1958, pendant la guerre d’Algérie. J’appartenais à une Unité d’Artillerie, dotée de quatre canons de 105mm., basée en Grande Kabylie, et placée sous les ordres d'un capitaine. La mission qu’il m’avait confiée consistait à accompagner, dans leur progression, les unités combattantes : Légion Etrangère, parachutistes, commandos de Chasse… .


Lorsque nous débusquions des Fellaghas en nombre assez important et apparemment bien armés, c’était à moi de jouer. J’appelais, par radio, le lieutenant de tir de ma batterie qui notait sur sa carte les coordonnées du lieu où j’avais repéré les rebelles. Il effectuait ensuite ses calculs afin de communiquer aux quatre chefs de pièce les indications chiffrées leur permettant de pointer leurs canons.

Selon le point de chute des obus, je réglais le tir en fonction des déplacements de l’ennemi. Il me fallait opérer avec la plus grande attention et repérer l’objectif avec le maximum de précision. Pour communiquer avec ma batterie, positionnée plusieurs kilomètres en arrière, je disposais d’un poste radio, émetteur-récepteur, constitué de deux parties séparables, l’ensemble pesant environ 17 kg. Pour en assurer le transport, notre commandement avait trouvé une solution pratique et économique : nous réquisitionnions, deux porteurs, choisis parmi les suspects algériens détenus dans les locaux de l’officier de renseignements. Il s’agissait donc, pour moi, au début de chaque opération, de me rendre à la prison militaire, muni de mon ordre de mission, et de demander qu’on veuille bien me livrer deux hommes, que j’allais affecter au transport de mon poste.

A partir de ce moment-là, j’étais totalement responsable de ces deux hommes dont j’ignorais tout.

J’étais intégré à une colonne qui descendait un sentier à peine visible, au milieu de la végétation assez dense à cet endroit. Devant moi, à faible distance, marchaient les éléments d’une section, puis mes deux porteurs avec leur charge, mon radio, pistolet-mitrailleur à la hanche, et moi-même, ma carabine à l’épaule, et mon pistolet à la ceinture.

En dessous de nous, à cent mètres, nous commencions à apercevoir les premières maisons inhabitées d’un Douar, non pas les constructions habituelles, basses, aux murs crépis de terre, couvertes de tuiles, comme on en rencontre très souvent en Kabylie, mais des habitations plus modestes, aux toits de branchages et de roseaux.

Tout à coup, j’aperçus des flammes s’échappant du toit de l’une d’elles. M’étant renseigné, j’appris que l’officier qui commandait la compagnie avait donné l’ordre d’y mettre le feu. Nous continuâmes de descendre, en longeant le village que l’incendie gagnait peu à peu.

Tout à coup, devant moi, j’aperçois l’un de mes porteurs, le non francophone, en train de quitter la colonne, qu’il suivait sagement jusque là, et s’éloigner vers la gauche en marchant d’un pas décidé. C’était tellement inattendu que j’ai mis un certain temps à réaliser. Mais non, je ne rêvais pas.


L’homme s’éloigne encore. Je crie pour lui demander de stopper. Halte ! Il continue. A ce moment, je prends subitement conscience de la gravité de la situation, en réalisant que les dix à quinze secondes qui allaient suivre seraient capitales pour nous deux.

J’arme ma carabine avec l’intention de tirer d’abord en l’air, puis, si cela s’avère nécessaire, de viser ensuite les jambes…

L’homme fait encore quelques pas et s’arrête enfin. Il a ainsi parcouru une trentaine de mètres. Il me tourne toujours le dos, se baisse un peu et semble fouiller dans une sorte de fourré, constitué de végétation entremêlée d’où émergent quelques arbustes. Il se redresse et me fait face pour la première fois depuis qu’il a quitté la colonne, puis il revient vers moi, du même pas régulier, les deux mains jointes à hauteur de la ceinture, portant quelque chose qu’il ne m’est pas possible de discerner à la distance où il se trouve encore. Parvenu à ma hauteur, il tend ses mains vers moi et m’offre ce qu’elles contiennent : une grappe de raisin.


Voici ce que me disait son camarade dans son français approximatif dont j’ai, cependant, pu saisir l’essentiel :

« Il a été fait prisonnier dans ce village, sa maison est là-bas. Elle brûle. Il est allé dans son jardin cueillir ce raisin pour toi ».

Toutes sortes de questions me sont alors venues à l’esprit dans un désordre indescriptible : Comment a-t-il pu être assez fou pour risquer ainsi sa vie ? Il a osé continuer sa marche malgré les sommations. Il savait parfaitement où il allait et ce qu’il y trouverait, ce que m’ont confirmé les dires de son compagnon. A-t-il songé en ces quelques secondes que l’homme auquel il destinait ce raisin le tenait dans sa ligne de mire, prêt à l’abattre parce qu’il ne pouvait faire autrement ? Je crois me souvenir que la grappe qu’il m’a offerte était la seule qu’il possédait, qu’il n’en a pas gardé pour lui, ni offert à l’autre prisonnier. Et, pendant ce temps-là, sa maison brûlait...

Je voyais désormais un autre homme, bien différent du prisonnier que j’avais extrait de sa geôle quelques jours auparavant.

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