Instructeurs du plan de scolarisation

« Livre 3: Notre vécu en Algérie »

(extraits)


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Chaque expérience enseignante est unique. Chacun formateur a ses propres réactions face aux jeunes qui lui sont confiés. Ces jeunes ne sont pas standards, ils ont leur personnalité, leur propre caractère et ambitions. Leur origine familiale et leur environnement agissent considérablement sur leur comportement.

De cette connivence entre l’instructeur et ses élèves naît parfois une confiance éducative et humaine, qui peut se prolonger bien au-delà de l’école.

Compte tenu du problème linguistique, l’école débutait par une classe de cours d’initiation précédant le Cours Préparatoire pour compenser et permettait une immersion prématurée et progressive en langue française avec des résultats souvent spectaculaires.

Par exemple, ce jeune surnommé « le petit Hassane », élève de début de CE1, justifiant lors de visite d’un conseiller pédagogique français, l’orthographe du mot « faim » (et de la lettre m) par la proposition de l’adjectif « affamé »…provoquant la réflexion du « pédago » : « à cet âge, il ne devrait pas savoir cela ! »

Dans les dernières années, je présentais des élèves en 6e à In Salah et nombre d’entre eux poursuivirent des études assez poussées, tel ce « petit Hassane » qui deviendra ingénieur météo ; un autre, Salah, bien que francisant parfait, optera pour des études en arabe et me remplacera comme directeur de l’école ; un troisième, Nadjem, me téléphone de temps à autre de son bureau de directeur des douanes de Béchar…

Je tiens à signaler également le cas particulier d’un jeune targui malien d’une douzaine d’années laissé par son père au cours d’une de ses venues en caravane dans le village de Tit (50 kms à l’ouest d’Aoulef) pour apprendre l’arabe et le Coran en échange de son travail dans les jardins de son « hébergeur ». Ne pouvant de ce fait fréquenter l’école et trop âgé de toute façon pour une classe d’initiation, étranger et targui de surcroît, celui-ci fut pris en sympathie par deux maîtres coopérants français du Tit et Akablit.

A ses moments libres et surtout à la place de ses cours à l’école coranique qu’il s’empressa se « sécher », ce jeune passait son temps à feuilleter le dictionnaire Larousse et apprit par observation et déduction à lire le français tout seul. Ehya Ag Sidiyene faisait des progrès fulgurants que nous constations à chacune de ses visites chez nous.

Etudiant-chercheur touareg, de nationalité malienne, il est le correspondant à Kidal (Mali) du Muséum national d’histoire naturelle de Paris.

En novembre 1994, il a présenté un mémoire de DEA d’étude lexicale, option linguistique touarègue, à l’Inalco-Paris. Il travaille dans plusieurs disciplines relatives aux Touaregs, notamment l’ethnobotanique (tradition orale), l’ethnobotanique et l’ethnozoologie de l’Adrar des Iforas dont il est originaire. Il a déjà publié, seul ou en collaboration, plusieurs études sur divers aspects culturels et écologiques de son pays.

Rencontrant et fréquentant des chercheurs français et étrangers de passage et leur servant de guide il fut intégré à des équipes scientifiques et commença à se faire un nom : Ehya ag Sidiyene. Nomade dans l’âme, il m’adresse de temps en temps, soit tous les 2 ou 3 ans une carte postale du Mali, d’Allemagne du Danemark…

Collaborant avec des scientifiques dont Théodore Monod et Edmond Bernus, il a publié une étude descriptive et quasi-exhaustive de la couverture végétale de l’Adrar des Iforhas dont il m’a adressé un exemplaire dédicacé avec ma signature. (Car Ehya m’avait emprunté le paraphe de ma jeunesse parce qu’il le trouvait beau, ce qui m’avait contraint ultérieurement à décider d’en changer après cette constatation. J’ose croire, là, à un emprunt en reconnaissance de notre amitié.)

Une autre expérience d’enseignant en Grande Kabylie, par E. Champas. Après une année de formation à l’Ecole Normale d’Alger-Bouzaréa en 1954-1955, je vais rejoindre dans le bled kabyle l’école à laquelle j’ai été affecté. Nous sommes fin septembre 1955.

A la rentrée des classes Un certain nombre de nos élèves se présentèrent seuls, le premier jour, d’autres étaient accompagnés d’un grand frère ou d’un homme adulte de la famille, mais jamais par une femme. Je me souviens d’un grand père accompagnant son petit-fils. Me montrant son épaule où manquait un bras, il prononça un seul mot : « Verdun » et de son unique main il me fit ce cadeau : une bouteille d’huile d’olive et quelques figues sèches. Il est des gestes dont la portée va bien au-delà de l’apparence.

L’enseignement que nous dispensions s’apparentait à celui de mes collègues métropolitains en ce qui concerne les matières de base : français, calcul, disciplines d’éveil. Le fait, pour moi, de ne pas parler le kabyle, ne constituait pas un obstacle. Je me comportais exactement comme un professeur d’anglais devant de jeunes français : j’utilisais exclusivement les mots de la langue à enseigner.

Un jour, dans mon école, un parent d’élève m’aborda discrètement et me tint ces propos : « Tu as une moto avec laquelle tu te rends à Dra-el-Mizan ? son numéro est bien 790 JG 9A ? Je veux te rassurer. Tous les chefs F.L.N. de la région ont ce numéro sur eux. Tant que tu circules pour ton ravitaillement, ton travail, tes sorties, tu ne risqueras rien. Mais, fais attention à être rentré avant le couvre-feu, sinon tu auras affaire avec l’armée française et là, ils ne pourront rien pour toi. »

Ces paroles me firent réfléchir. On avait donc eu le temps de m’observer. Il est vrai que, dès mes premiers jours à Beauprêtre, je me suis efforcé de garder la ligne de conduite que je m’étais fixée une fois pour toutes. J’étais venu dans ce pays pour enseigner la langue et la culture françaises à une population vivant dans la pauvreté, dans une Algérie où les différences de niveaux de vie étaient criantes (encore qu’une certaine partie de la population européenne du bled ne roulait pas sur l’or). La rébellion durait depuis un an et gagnait du terrain. Je ne souhaitais pas de contacts trop approfondis sur ce sujet avec les parents de mes élèves (qui ne les cherchaient d’ailleurs pas).

Comme le prévoit l’organisation de l’enseignement primaire, les directeurs d’école et les instituteurs sont placés sous l’autorité d’un inspecteur départemental qui a la charge d’une circonscription. Celui dont je dépendais résidait à Tizi-Ouzou. Pendant les deux années où j’ai exercé à Beauprêtre, je n’ai jamais vu ce monsieur venir dans mon école. Cela ne nous empêchait pas de faire notre travail en l’absence de toute hiérarchie sur le terrain. En une circonstance au moins, cet inspecteur aurait dû venir me voir. En effet, ayant déjà satisfait aux épreuves écrites de mon C.A.P. lorsque j’étais à Bouzarea, il me fallait maintenant subir un examen oral dans ma classe, pendant toute une matinée, et devant l’inspecteur. Il fallait pour cela que ce monsieur quitte le confort de son bureau bien protégé et se risque à grimper les lacets de la route qui conduisait à mon école. Ce n’est pas la solution - pourtant prévue par les textes officiels - qu’il a choisie. Il m’a tout simplement convoqué à Ménerville dans la classe d’un collègue (que je n’avais jamais vu, ni lui, ni ses élèves) et avant le début des cours, pour un entretien et la préparation de mon travail.

Donc, ce matin-là, alors qu’il faisait encore nuit, j’ai enfourché ma moto et j’ai entrepris la descente de la D.18 pour parcourir les 44 km qui me séparaient de Ménerville. Je roulais prudemment à la lumière de mon phare, négociant avec application les virages les uns après les autres, en espérant ne pas faire de mauvaise rencontre. Tout à coup, dans le faisceau lumineux qui balayait le bas-côté d’un virage, j’aperçois des formes sombres qui s’agitaient dans le fossé bordant la route. Le jour allait se lever et j’ai pu distinguer des silhouettes humaines tapies dans l’ombre. Je suis passé comme si de rien n’était et je n’ai pas été inquiété.

De qui s’agissait-il ? Des fellaghas guettant le passage d’un convoi ou d’une patrouille pour les attaquer ? Il n’est pas impossible qu’ils aient reconnu le bruit de la moto et appliqué les consignes de leur chef en me laissant continuer mon chemin.

Après 28 mois de service militaire, je reviens en Algérie en 1959 reprendre son métier d’enseignant dans une nouvelle école afin de terminer son contrat avec l’Education Nationale, signé en 1954. Je vais maintenant vivre les derniers moments de l’Algérie française et abandonner définitivement mes élèves, sans même avoir pu leur dire adieu. Diverses aventures m’attendent, elles sont racontées en ce 3e ouvrage, mais attardons-nous à l’embarquement de ma voiture.

Je devais d’abord m’occuper de ma voiture, une 203 Peugeot noire, en essayant de l’embarquer sur un cargo dans le port d’Alger. Ce n’était pas une entreprise aisée. Les Pieds Noirs, en effet, commençaient à quitter l’Algérie en masse. Les quais de la gare maritime grouillaient de monde. On voyait des gens allant en tous sens au milieu d’un fouillis invraisemblable de bagages de toutes sortes, à la recherche d’un bateau hypothétique.


J’ai fini par repérer un cargo à l’écart de la gare des voyageurs et sur lequel il était possible de charger des voitures. Naturellement, je n’étais pas le seul à avoir cette idée. Je me suis dirigé vers une plate-forme qui, par un plan incliné, (schématisation dans le livre) permettait aux automobiles de s’approcher de la partie supérieure du navire. Quand elles étaient parvenues en haut, on passait sous la carrosserie deux traverses en bois soutenues par les câbles d’une grue. Une pagaille indescriptible régnait à cet endroit, chaque automobiliste essayant d’attirer à lui les deux câbles au moment où ils redescendaient. Les véhicules s’agglutinaient en désordre, formant un entonnoir. Aucune discipline, alors qu’il aurait été si simple de disposer des barrières et d’avancer en file. Mais c’était l’image même de l’Algérie : le sauve-qui-peut général, la lutte pour sauver sa peau, même s’il fallait, pour cela, écraser le voisin. Il y avait, bien sûr, aucune trace de policiers, de gendarmes, de militaires, occupés ailleurs, dans un pays en désordre.

Un Européen de type méditerranéen, gras et luisant, venu on ne sait d’où, qui paradait sur une passerelle et qui, tel un capitaine de navire, contemplait ce spectacle. Il ne semblait pas du tout affecté par le désordre qui s’étalait sous ses yeux, et pour cause :

C’était lui qui signalait au grutier laquelle des voitures devait être chargée, et ce n’était pas toujours celle qui se trouvait devant, il arrivait même que les deux câbles de la grue allaient en pêcher une en deuxième ou troisième position, voire plus. Cela dépendait de la façon dont on avait graissé la patte au maître de manœuvre. Il faut croire que les affaires allaient bien pour lui, car il enfouissait avec ardeur dans la poche droite de son pantalon les billets qu’on lui remettait. Il était obligé de les bourrer de plus en plus, ce qui ne suffisait pas puisqu’on en voyait des récalcitrants qui ressortaient malgré ses efforts, comme s’ils avaient honte de cet argent gagné malhonnêtement.

J’étais encore loin du fond de l’entonnoir et je n’avais toujours rien sorti de ma poche qui puisse allécher le préposé à l’embarquement. Certaines voitures dont les propriétaires avaient acquitté leur dîme me doublaient sur ma droite et sur ma gauche. Je me suis dit, la mort dans l’âme, que je devrais y passer comme les autres. Encore fallait-il être sûr qu’il y aurait de la place dans la cale.

Au moment où j’étais en train de cogiter sérieusement sur la conduite à tenir et où l’inquiétude commençait à me gagner, j’ai senti qu’on me tapait sur l’épaule. En me retournant, j’ai vu deux Musulmans qui m’ont murmuré à l’oreille :

- « Tu n’es pas un Pied Noir, toi. On voit bien que tu es de France. »

- C’est vrai, je suis instituteur et je retourne chez moi.

- « Tu fais demi-tour avec ta voiture et tu nous suis. »

Ils ne m’ont rien dit d’autre. Qu’est-ce que je risquais ? J’ai décidé de les suivre. J’ai alors entrepris une manœuvre dont je devais me souvenir longtemps. Il s’agissait de sortir de l’entonnoir alors que j’étais entouré de tous côtés. J’ai effectué un nombre incalculable de marches avant et arrière en bougeant de quelques centimètres à chaque fois. Bien sûr, je perturbais mes voisins, mais ils se sont finalement montrés coopératifs puisqu’ils avançaient d’une place.

J’ai redescendu la rampe d’accès au pas en suivant les deux Musulmans qui m’ont ramené au niveau du sol et m’ont conduit au bord du quai. Je croisais des voitures qui cherchaient à gagner la plate-forme. Leurs conducteurs ne savaient pas à quel point ils étaient loin de la terre promise.

Je me suis arrêté face à la coque du navire contre laquelle l’eau clapotait. Je n’ai vu aucune autre voiture. Ma 203 était la seule à cet endroit. En levant la tête, j’ai aperçu, très haut, la grue avec son filin qui se balançait. Je n’ai pas pensé à regarder mes deux copains à ce moment-là, mais j’ai su, par la suite, qu’ils avaient, d’en bas, alerté le grutier, un copain à eux vraisemblablement.

Et j’ai vu cette chose surprenante : le câble avec ses deux prolongements est descendu sans s’arrêter devant la plate-forme supérieure et est venu poser devant nous ses deux traverses, tout près de ma voiture. Prestement, les deux musulmans les ont installées sous la carrosserie et j’ai vu, en moins d’une minute, ma 203 s’envoler puis disparaître dans le ventre du navire. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire intérieurement en imaginant la tête du rançonneur, voyant le câble lui passer sous le nez et remonter avec une voiture qui avait échappé à son racket.

Je me devais de remercier ces deux hommes dont je n’avais pas compris - et ne comprends toujours pas aujourd’hui - ce qui les avait poussés à ce geste. M’avaient-ils déjà vu quelque part et m’ont-ils reconnu ? Pourquoi, sur la plate-forme, se sont-ils dirigés vers moi plutôt que vers un autre ? De quel sens sont-ils pourvus pour deviner aussi vite à qui ils ont affaire ?

J’étais en train de vivre les derniers moments de mon séjour en Algérie commencé sept ans et demi plus tôt à l’Ecole Normale d’Alger-Bouzaréa. J’avais amassé des tonnes de souvenirs pendant toutes ces années, mais celui-là devait rester parmi les plus beaux.

Malgré mon insistance : « Prenez cela, au moins pour vos enfants ! », ils n’ont jamais voulu accepter le billet que je leur tendais. Ils m’ont pour ainsi dire échappé en s’éloignant d’un pas rapide et sans se retourner. Cette scène exceptionnelle fut quasiment la dernière que je devais vivre en Algérie : quelques jours après, le 19 juin 1962, je quittais définitivement ce pays à bord d’une Caravelle d’Air France à destination de Marseille où j’allais retrouver ma voiture, intacte, au milieu d’un entrepôt de bois coloniaux.


Ce dernier moment devait symboliser pour moi le destin de ce pays. J’y avais vécu à la fois le pire et le meilleur. A côté de ce personnage infect qui profitait des malheurs de ses compatriotes, il y en avait d’autres comme ces deux Musulmans qui, par leur comportement humain, digne et désintéressé, alors que rien ne les y obligeait, prouvaient que sur les ruines qui nous entouraient alors, dans cette apocalypse qui était en train de submerger l’Algérie, il était encore possible de rebâtir une société où les deux communautés pourraient cohabiter dans la tolérance et le respect mutuel, en rejetant les mauvais côtés du système colonial - Utopie peut-être ?


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